Nous étions ivres de bonheur en ces premières années. Chacun l’était, et surtout les jeunes, en ces premières années de la Redécouverte de l’Homme, lorsque L’Instrumentalité, plongeant dans les trésors perdus de la Terre, reconstituait les vieilles cultures, les vieilles langues, et même les vieux maux. Le cauchemar de la perfection avait amené nos ancêtres au bord de l’abîme du suicide. Maintenant, sous la conduite du Seigneur Jestocost et de Dame Alice More, les anciennes civilisations ressuscitaient, comme de grands continents surgis de l’océan du passé.

Je fus moi-même le premier homme à coller un timbre sur une lettre, quatorze mille ans après leur disparition. J’emmenai Virginie entendre le premier récital de piano. À la montreuse, nous vîmes le choléra lâché en Tasmanie, et les Tasmaniens qui dansaient dans les rues, heureux à la pensée qu’on ne les protégeait plus. Tout devint exaltant. Partout hommes et femmes travaillaient, avec une volonté farouche, à édifier un monde imparfait.

J’allai moi-même à l’hôpital et en ressortis français. Naturellement, j’avais gardé le souvenir de ma vie antérieure ; je m’en souvenais, mais c’était sans importance. Virginie était devenue française, elle aussi, et toutes les années de notre vie future s’étendaient devant nous comme les fruits mûrs d’un verger ensoleillé par un été perpétuel. Nous ne savions absolument rien de l’heure de notre mort. Avant, je pouvais penser en me mettant au lit : « Le gouvernement m’a accordé quatre cents ans. Dans trois cent soixante-quatorze ans, on cessera de m’injecter du stroon et je mourrai. » Maintenant, je savais que tout pouvait arriver. Les systèmes de sécurité avaient été arrêtés. Les maladies se propageaient librement. Avec de la chance, de l’espoir et de l’amour, je vivrais peut-être mille ans. Ou je mourrais le lendemain. J’étais libre.

Nous jouissions de cette pensée à chaque minute de notre existence.

Virginie et moi, nous achetâmes le premier journal français à paraître depuis la chute du Plus Ancien des Mondes. Les nouvelles nous ravissaient, et même les publicités. On eut du mal à reconstituer certains pans de la culture. Il n’était pas facile de retrouver des aliments dont seuls les noms avaient survécu, mais les homoncules et les machines, toujours au travail dans les Tréfonds, envoyaient assez de nouveautés vers la surface pour remplir d’espoir tous les cœurs. Nous savions qu’il s’agissait de faux-semblants, pourtant réels. Nous savions que, lorsque les maladies auraient tué un nombre statistiquement correct de personnes, on les interromprait ; lorsque le taux d’accidents s’élèverait trop, ils cesseraient sans qu’on sache pourquoi. Nous faisions confiance au Seigneur Jestocost et à Dame Alice More pour jouer avec nous en amis, sans faire de nous les victimes d’une farce cruelle.

Prenons Virginie, par exemple. Elle s’appelait autrefois Menerima, nom qui était la prononciation codée de son numéro de naissance. Petite et potelée, le corps trapu, elle avait d’abondantes boucles brunes et des yeux d’un brun si profond que seuls les rayons du soleil, lorsqu’elle le regardait en étrécissant les paupières, faisaient ressortir la beauté de ses iris. Je la connaissais bien autrefois, mais sans l’avoir comprise. Je l’avais vue souvent, mais pas par les yeux du cœur, jusqu’au jour où nous nous rencontrâmes à la sortie de l’hôpital où nous étions devenus français.

Content de retrouver une vieille amie, je m’adressai à elle dans la Vieille Langue Commune, mais les mots me restèrent coincés dans la gorge, car ce n’était plus Menerima que j’avais devant moi, mais une jeune fille à l’ancienne beauté, rare et étrange, sortie des trésors de l’Ancien Passé. Je ne pus que balbutier : « Comment vous appelez-vous ? »

Et je prononçai cette phrase en ancien français.

Elle me répondit dans la même langue : « Je m’appelle Virginie. »

Un seul regard me suffit pour en tomber amoureux. Il y avait en elle quelque chose de fort, de sauvage, tapi dans la tendre jeunesse de son corps d’adolescente. Le destin semblait me parler par ses yeux bruns, qui me questionnaient avec assurance et curiosité, de la même façon que nous interrogions le nouveau monde où nous nous trouvions.

« Vous permettez ? » dis-je en lui offrant mon bras comme j’avais appris à le faire au cours des séances d’hypnopédie.

Elle prit mon bras, et, ensemble, nous nous éloignâmes de l’hôpital.

Je fredonnai un ancien air, qui m’était revenu à l’esprit en même temps que l’ancien français. « Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle. Ou peut-être ne le savez-vous pas ? »

Les douces paroles me revinrent d’instinct, et je chantai tout bas, d’une voix assourdie par les boucles de sa chevelure, moitié chantant moitié murmurant, la chanson populaire qui avait envahi mon esprit avec toutes les autres choses que m’avait données la Redécouverte de l’Homme.

 

Celle que je ne cherchais pas, je me pique

De l’avoir croisée au hasard des rues.

Si elle parlait français ? Moi, je l’ai cru.

C’était le créole de la Martinique.

 

Elle n’était pas riche. Elle n’était pas chic.

Elle avait l’œil envoûtant, et sais-tu ?

C’était tout, oui, tout ce qu’il m’a…

 

Soudain, les mots me manquèrent. « Il semble que j ‘ai oublié le reste. Cette chanson s’appelle “Macouba” et elle parle de l’île merveilleuse que les anciens Français appelaient la Martinique.

— Je sais où elle se trouve ! s’écria-t-elle, car on lui avait donné les mêmes souvenirs qu’à moi. On la voit de Terraport ! »

Cela nous ramena soudain au monde que nous avions connu. Terraport, au sommet de son piédestal de vingt kilomètres de haut, se dressait sur le rivage oriental du petit continent. Au sommet travaillaient les Seigneurs, au milieu de machines qui ne servaient plus à rien. C’est là qu’atterrissaient les vaisseaux venant des étoiles. J’en avais vu des photographies, mais je n’y étais jamais allé. En fait, je ne connaissais personne qui soit allé à Terraport. Pourquoi y aller, d’ailleurs ? Nous n’y aurions pas été les bienvenus, et nous pouvions très bien l’admirer sur les photos des montreuses. Que Menerima — cette chère petite Menerima, si familière mais si ordinaire aussi — s’y soit rendue était étrange. Cela donnait à penser que, dans le Vieux Monde Parfait, tout n’était pas aussi simple et direct qu’il le semblait.

Virginie, jadis Menerima, s’efforça de s’exprimer dans l’Ancienne Langue Commune, mais elle y renonça et poursuivit en français. « Ma tante », dit-elle, parlant d’une simple protectrice, puisque personne n’avait plus de parents depuis des milliers d’années, « était une Croyante. Elle m’avait amenée à l’Abba-dingo. Pour obtenir la sainteté et la chance. »

Mon ancien moi en fut choqué ; le Français que j’étais devenu se troubla un peu à l’idée que cette fille avait fait quelque chose d’inhabituel avant même que toute l’humanité se soit tournée vers l’inhabituel. L’Abba-dingo était un vieil ordinateur obsolète sis à mi-hauteur de la colonne de Terraport. Les homoncules le considéraient comme un dieu, et, parfois, des humains allaient le consulter. Mais on tenait cette pratique pour ennuyeuse et vulgaire.

Ou on l’avait tenue pour telle, avant que toutes choses retrouvent leur nouveauté.

Réprimant ma contrariété, je demandai : « Comment était-ce ? »

Elle eut un rire léger nuancé d’une excitation qui me donna le frisson. Si l’ancienne Menerima avait eu des secrets, qu’en serait-il de la nouvelle Virginie ? Je faillis haïr le destin qui m’avait fait l’aimer, qui m’avait fait comprendre que la sensation de sa main sur mon bras était un lien entre moi et l’éternité.

Elle sourit au lieu de répondre à ma question. La route de surface était en réparation ; nous descendîmes une rampe jusqu’au niveau du souterrain supérieur, où humains véritables, hominidés et homoncules pouvaient se côtoyer en toute légalité.

Je me sentis mal à l’aise ; je ne m’étais jamais éloigné de plus de vingt minutes de mon lieu de naissance. Cette rampe semblait assez sûre. On y trouvait à l’époque quelques hominidés, des hommes des étoiles qui (bien que de souche humaine authentique) avaient été modifiés pour s’adapter aux conditions de vie d’un millier de mondes. Les homoncules étaient répugnants du point de vue moral, bien que beaucoup aient un physique humain agréable ; issus d’animaux, mais d’apparence humaine, ils exécutaient les corvées dont aucun humain véritable ne voulait se charger. On chuchotait que certains s’étaient accouplés avec de vrais humains, et je n’aurais pas voulu que ma Virginie soit exposée à la présence de ces créatures.

En abordant la rampe grouillante de monde, je libérai le bras qu’elle m’avait tenu jusque-là et lui en entourai les épaules, l’attirant contre moi. L’endroit était bien éclairé, voire plus clair que le jour que nous avions laissé derrière nous, mais c’était un lieu étrange et plein de dangers. Jadis, j’aurais fait demi-tour et je serais rentré chez moi plutôt que de m’exposer à la présence de ces êtres horribles. Mais en ce moment, en cet instant, je ne pus supporter l’idée de me séparer de mon nouvel amour ; si je regagnais mon appartement de la tour, je craignais qu’elle ne rentre aussi chez elle. D’ailleurs, le fait d’être français donnait du piquant au danger.

En fait, les gens autour de nous semblaient assez ordinaires. Il y avait de nombreuses machines au travail, certaines à forme humaine, d’autres non. Je ne vis pas un seul hominidé. D’autres, que je savais être des homoncules car ils nous cédaient le passage, ne se distinguaient en rien des humains véritables de la surface. Une fille d’une beauté ravissante me décocha une œillade qui ne me plut guère — impertinente, intelligente, provocante au-delà de tout ce que permet le flirt. Je la soupçonnai d’être d’origine canine. Parmi tous les sous-êtres, les descendants des chiens étaient les plus susceptibles de prendre des libertés avec les vrais humains. Un homme-chien philosophe avait même enregistré une bande pour arguer que, les chiens étant les plus anciens alliés de l’homme, ils avaient le droit d’être maintenant plus proches des humains que toute autre espèce. Quand j’avais vu la bande, j’avais trouvé amusante cette idée d’un Socrate canin ; mais ici, dans le souterrain supérieur, j’en étais moins sûr. Que ferais-je si l’un d’eux se montrait insolent ? Le tuerais-je ? Cela me vaudrait des ennuis avec la loi et une semonce des sous-commissaires de L’Instrumentalité.

Virginie ne remarqua rien de tout cela.

Elle n’avait pas répondu à ma question, mais elle m’en posait de nombreuses sur le souterrain supérieur. Je n’y étais moi-même venu qu’une seule fois auparavant, lorsque j’étais petit, mais il était flatteur d’entendre sa voix curieuse murmurer à mon oreille.

C’est alors que survint l’incident.

D’abord, je crus qu’il s’agissait d’un homme raccourci par quelque étrange perspective de la lumière souterraine. Plus près, je vis qu’il n’en était rien. Son torse devait bien faire cinq pieds de large. Sur son front, de vilaines cicatrices rouges marquaient les endroits où l’on avait excisé ses cornes. C’était un homoncule, manifestement d’origine bovine. Franchement, j’ignorais qu’il en existât d’aussi difformes.

Et il était ivre.

Quand il approcha, je perçus les pensées confuses qui s’agitaient dans sa tête… ils ne sont pas humains, ils ne sont pas hominidés, et ils ne sont pas Nous — que font-ils ici ? Je ne comprends rien aux mots qu’ils pensent. C’était la première fois qu’il percevait du français par télépathie.

C’était inquiétant. Tous les homoncules étaient doués de la parole, mais rares étaient les télépathes parmi eux — uniquement ceux qui remplissaient des emplois spéciaux, dans le Tréfonds par exemple, où seule la télépathie pouvait relayer les ordres.

Virginie se serra contre moi.

Je pensai avec force dans la Vieille Langue Commune : Nous sommes des hommes véritables. Vous devez nous laisser passer.

Pour toute réponse, il émit un rugissement. Je ne sais ni où ni avec quoi il s’était enivré, mais il ne reçut pas mon message.

Je vis dans ses pensées la panique, l’impuissance, la haine. Puis il chargea, comme s’il voulait nous écraser.

Je concentrai mon esprit et projetai vers lui l’ordre de s’arrêter.

Il ne le reçut pas.

Frappé d’horreur, je compris que j’avais pensé en français.

Virginie hurla.

L’homme-taureau était sur nous.

À la dernière seconde, il fit un écart, nous dépassa sans nous voir, en poussant un rugissement terrible qui se répercuta dans l’étroit passage. Il était déjà loin.

Sans lâcher Virginie, je me retournai pour comprendre pourquoi il avait agi ainsi.

Ce que je vis était d’une étrangeté extrême.

Nos silhouettes s’éloignaient rapidement dans le couloir — ma cape pourpre et noire flottant dans l’air derrière moi, la robe dorée de Virginie ballonnant devant elle dans sa course. Les images étaient parfaites, et l’homme-taureau courait derrière elles.

Je regardai autour de moi, dérouté. On nous avait dit que nous n’étions plus protégés.

Une fille se tenait, immobile, contre le mur. J’avais failli la prendre pour une statue. Puis elle parla :

« N’approchez pas davantage. Je suis un chat. Il m’a été assez facile de le duper. Mais vous feriez mieux de retourner à la surface.

— Merci, dis-je. Merci. Comment vous appelez-vous ?

— Quelle importance ? dit la fille. Je ne suis pas humaine. »

Un peu offensé, j’insistai. « Je voulais simplement vous remercier. » Ce disant, je me rendis compte qu’elle était aussi belle et brillante qu’une flamme. Elle avait une peau claire, couleur crème, et des cheveux — plus fins et soyeux que ne pouvaient l’être des cheveux d’homme — d’un beau roux vif de chat persan. « Je suis C’mell, dit la jeune fille, et je travaille à Terraport. »

Virginie et moi, nous en restâmes médusés. Les hommes-chats étaient au-dessous de nous et appelaient le mépris, mais Terraport était au-dessus de nous et inspirait le respect. À quelle catégorie appartenait C’mell ?

Elle sourit, d’un sourire qui m’était destiné plus qu’à Virginie. Il annonçait une science raffinée de la volupté. Je savais qu’elle ne cherchait pas à me séduire, comme son attitude le confirmait par ailleurs. Peut-être ne savait-elle pas sourire autrement.

« Ne vous souciez pas des formalités, dit-elle. Empruntez cet escalier. Je l’entends qui revient. »

Je me retournai, cherchant du regard l’homme-taureau ivre. Je ne vis rien.

« Montez, nous pressa C’mell. C’est un escalier de secours qui vous ramènera à la surface. Je peux l’empêcher de vous suivre. Vous parliez français ?

— Oui, dis-je. Comment avez-vous… ?

— Allez, dit-elle. Excusez-moi de vous avoir posé cette question. »

Je passai la petite porte. Un escalier en spirale menait à la surface. Monter un escalier était un acte indigne des humains véritables, mais, sous les exhortations de C’mell, je ne pus faire autrement. Je la saluai de la tête et entraînai Virginie dans l’escalier.

Nous nous arrêtâmes à la surface.

Virginie souffla : « C’était horrible, n’est-ce pas ?

— Nous sommes en sécurité maintenant, répliquai-je.

— Ce n’est pas une question de sécurité. Mais quelle horreur d’avoir eu à lui parler ! »

Ainsi C’mell était encore pire aux yeux de Virginie que l’homme-taureau ivre. Elle dut sentir ma réserve, car elle ajouta :

« Et le plus triste, c’est que tu la reverras…

— Quoi ? Comment le sais-tu ?

— Je n’en sais rien, dit Virginie, mais je le devine. Et je devine très bien. Après tout, je suis allée à l’Abba-dingo.

— Ma chérie, je t’ai demandé de me dire ce qui s’y est passé. »

Elle secoua la tête sans répondre et se mit à descendre la rue. Je n’avais plus qu’à la suivre, ce qui m’irrita quelque peu.

Je lui demandai avec humeur : « Comment était-ce ? »

Avec une dignité froissée de petite fille, elle dit : « Ce n’était rien, rien. On a grimpé longtemps. La vieille femme a voulu que j’y aille avec elle. Malheureusement, c’était un jour où la machine ne parlait pas; alors, on nous a autorisées à emprunter au retour un puits de descente pour regagner le trottoir roulant. Une journée perdue, voilà tout ! »

Elle parlait les yeux fixés droit devant elle, sans me regarder, comme si ce souvenir lui était pénible.

Puis elle tourna son visage vers moi. Ses grands yeux bruns fouillèrent les miens, comme à la recherche de mon âme. (Âme. Le mot existe en français, mais nous n’avons rien de tel dans l’Ancienne Langue Commune.) Puis elle se rasséréna et dit d’un ton suppliant :

« Ne gâchons pas ce premier jour. Soyons bons pour notre nouveau moi, Paul. Faisons quelque chose de vraiment français, si c’est ce que nous devons être.

— Un café, m’écriai-je. Il nous faut aller au café. Je sais où en trouver un.

— Où ?

— À deux sous-sols d’ici. Là où les machines sortent en surface et où les homoncules ont le droit de regarder par les fenêtres. » Mon nouveau moi trouva amusante la perspective d’être regardé par des homoncules, quoique mon ancien moi ne leur aurait jamais accordé plus d’attention qu’à des tables ou des chaises. Mon ancien moi n’en avait jamais rencontré aucun ; il savait qu’ils n’étaient pas humains, puisque issus d’animaux, mais qu’ils avaient une apparence humaine et le don de la parole. Il m’avait fallu devenir français pour m’aviser qu’ils pouvaient être beaux, laids ou pittoresques. Plus que pittoresques : romantiques.

Virginie pensait manifestement la même chose, car elle dit : « Mais c’est charmant, adorable ! Comment s’appelle ce café ?

— Le Chat qui Dort », dis-je.

Le Chat qui Dort. Comment aurais-je pu savoir que tout cela se terminerait par un cauchemar où nous serions pris entre les hautes eaux et les vents hululants ? Comment aurais-je pu supposer que cela avait un lien quelconque avec le Boulevard Alpha Ralpha ?

Si j’avais su, aucune force au monde n’aurait pu m’y faire aller.

D’autres Français de fraîche date étaient arrivés au café avant nous.

Un serveur à la grosse moustache brune prit notre commande. Je le regardai avec attention, pour voir si c’était un homoncule autorisé à travailler parmi les hommes, parce qu’il offrait des services indispensables. Mais non, c’était un robot, bien qu’on lui ait donné la voix cordiale d’un Parisien d’antan, de fines gouttes de sueur sur le front, et l’habitude de s’essuyer la moustache du revers de la main.

« Mam’zelle ? M’sieur ? Bière ? Café ? On aura du vin rouge le mois prochain. Le soleil brillera au quart et à la demie. À moins vingt, il pleuvra pendant cinq minutes pour que vous ayez le plaisir de vous servir de ces parapluies. Je suis alsacien. Vous pouvez me parler français ou allemand.

— Je ne sais pas quoi prendre, dit Virginie. Choisis, Paul.

— De la bière, s’il vous plaît, dis-je. Blonde pour tous les deux.

— Bien, m’sieur », dit le garçon.

Il s’éloigna, agitant vigoureusement le torchon qu’il tenait sur le bras.

Virginie plissa les yeux dans le soleil et dit : « Je voudrais bien qu’il pleuve tout de suite. Je n’ai jamais vu de la vraie pluie.

— Un peu de patience, ma chérie. »

Elle se tourna vers moi et demanda avec gravité : « Qu’est-ce que l’“allemand”, Paul ?

— Une autre langue, une autre culture. Il paraît qu’on les restaurera l’année prochaine. Ça ne te plaît pas d’être française ?

— Ça me plaît beaucoup, dit-elle. C’est beaucoup plus agréable que d’être un numéro. Mais, Paul… »

Elle s’interrompit, perplexe.

« Oui, ma chérie ?

— Paul », dit-elle, et l’énoncé de mon nom fut comme un cri d’espoir surgi des profondeurs de son esprit au-delà de mon nouveau moi, au-delà même des machinations des Seigneurs qui avaient modelé nos personnes.

Je lui pris la main. « Continue, ma chérie.

— Paul, dit-elle au bord des larmes, Paul, pourquoi tout survient-il si vite ? C’est notre premier jour, et nous avons tous deux le sentiment que nous passerons ensemble le reste de notre vie. Je perçois quelque chose à propos du mariage… mais je ne sais pas ce que c’est… et nous sommes censés trouver un prêtre, mais ça non plus, je ne comprends pas ce que c’est. Paul, Paul, Paul, pourquoi tout arrive-t-il si vite ? Je veux t’aimer. Je t’aime. Mais je ne veux pas être destinée à t’aimer. Je veux que ce soit mon moi véritable qui t’aime. »

Elle parlait d’une voix assez assurée, mais les larmes ruisselaient sur son visage.

C’est alors que je commis une erreur.

« Ne t’inquiète pas, ma chérie. Je suis sûr que les Seigneurs de l’Instrumentalité ont tout programmé correctement. »

À ces mots, elle fut prise de sanglots incontrôlables. Pour la première fois de ma vie, je voyais pleurer un adulte. C’était étrange et terrifiant.

Un homme s’approcha d’une table voisine et s’immobilisa à côté de moi, mais je ne lui prêtai aucune attention.

« Ma chérie, dis-je d’un ton apaisant, nous allons tout arranger…

— Paul, permets-moi de te quitter, pour que je puisse être à toi. Laisse-moi partir quelques jours, quelques semaines ou quelques années. Alors, si… si  si je reviens, tu sauras que c’est par ma propre volonté, et non pour obéir au programme d’une machine. Pour l’amour de Dieu, Paul… pour l’amour de Dieu ! » Elle s’interrompit, puis reprit d’un ton changé : » Qu’est-ce que Dieu, Paul ? On nous a donné des mots, mais je ne sais pas ce qu’ils veulent dire. »

À mon côté, l’homme prit la parole. « Je peux vous amener à Dieu, dit-il.

— Qui êtes-vous ? répliquai-je. Et qui vous a demandé d’intervenir ? »

Nous ne nous étions jamais exprimés ainsi dans l’Ancienne Langue Commune — on nous avait donné non seulement un nouveau langage, mais aussi un autre tempérament.

L’étranger resta poli — il était aussi français que nous, mais il savait garder son sang-froid.

« Je m’appelle Maximilien Macht, dit-il, et j’étais un Croyant ».

Les yeux de Virginie s’illuminèrent. Elle s’essuya distraitement le visage en regardant cet homme. Il était grand, mince, et il avait des coups de soleil. (Comment avait-il pu si vite attraper des coups de soleil ?) Il avait les cheveux roux et une moustache presque aussi fournie que celle du garçon.

« Vous vous interrogiez sur Dieu, mademoiselle, dit l’étranger. Dieu se trouve où il a toujours été — autour de nous, près de nous, en nous. »

C’était étrange de parler à un homme qui semblait connaître le monde. Je me levai pour lui dire au revoir. Devinant mes intentions, Virginie intervint :

« C’est très gentil à toi, Paul. Offre-lui une chaise. »

Elle parlait d’un ton chaleureux.

Le robot-serveur revint avec deux récipients coniques en verre, contenant un liquide doré couronné d’écume blanche. Jusqu’à cet instant je n’avais jamais vu de bière, je n’avais jamais entendu parler de bière, mais je savais exactement quel goût elle aurait. Je posai un billet imaginaire sur la table, le serveur me rendit une monnaie imaginaire, et je lui donnai un pourboire imaginaire. L’Instrumentalité n’avait pas encore résolu le problème des monnaies pour les nouvelles cultures, et, naturellement, on ne pouvait pas payer nourriture et boisson avec de l’argent véritable. La nourriture et la boisson sont gratuites.

Le robot s’essuya la moustache, s’épongea le front de son torchon (à carreaux rouges et blancs) puis regarda M. Macht d’un air interrogateur.

« Vous allez vous asseoir ici, m’sieur ?

— En effet, dit Macht.

— Dois-je vous servir à cette table ?

— Pourquoi pas ? dit Macht. Si ces personnes le permettent.

— Très bien », dit le robot, s’essuyant la moustache du revers de la main.

Puis il regagna l’obscurité du bar.

Pendant toute la scène, Virginie n’avait pas quitté l’inconnu des yeux.

« Vous êtes un Croyant ? demanda-t-elle. Vous l’êtes toujours, maintenant qu’on a fait de vous un Français comme nous ? Pourquoi suis-je amoureuse de Paul ? Comment savez-vous que vous êtes vous-même ? Les Seigneurs et leurs machines contrôlent-ils tout ce qui se passe en nous ? Je veux être moi-même Savez-vous comment être moi-même ?

— Je ne sais pas comment être vous, mam’zelle, dit Macht, ce serait un trop grand honneur, mais j’apprends à être moi-même. Voyez-vous, ajouta-t-il en se tournant vers moi, je suis français depuis deux semaines maintenant, et je sais quelle partie de moi est moi-même, et quelle partie m’a été ajoutée par ce nouveau procédé qui nous a donné une langue et restitué le danger. »

Le serveur revint avec un tout petit récipient posé au bout d’une longue tige, de sorte qu’il ressemblait à une vilaine miniature de Terraport. Il contenait un fluide d’un blanc laiteux.

Macht leva son verre à notre adresse.

« À votre santé ! »

Virginie le regarda comme si elle allait se remettre à pleurer. Pendant que nous buvions notre première gorgée, lui et moi, elle se moucha puis rangea son mouchoir. C’était la première fois que je voyais quelqu’un se moucher, mais cela semblait bien s’accorder avec notre nouvelle culture.

Macht nous sourit, de l’air de quelqu’un qui va commencer un discours. Le soleil se mit à briller, juste à l’heure prévue, et lui entoura la tête d’un halo, le faisant ressembler à un démon ou à un saint.

Mais ce fut Virginie qui parla la première. « Vous y êtes allé ? »

Macht haussa un peu les sourcils, et murmura: « Oui.

— Avez-vous obtenu une réponse ? insista Virginie.

— Oui, dit-il d’un air sombre et un peu troublé.

— Que disait-elle ? »

Il se contenta de secouer la tête, comme s’il était des choses qu’on ne doit jamais évoquer en public.

J’aurais voulu intervenir, découvrir de quoi ils parlaient.

Virginie continua, sans me prêter la moindre attention : « Mais elle vous disait quelque chose !

— Oui.

— S’agissait-il de quelque chose d’important ?

— Ne parlons pas de cela, mam’zelle.

— Il le faut ! s’écria-t-elle. C’est une question de vie ou de mort. »

Ses mains se crispaient avec tant de force que ses jointures blanchirent. Elle n’avait pas touché à sa bière, qui se réchauffait au soleil.

« Très bien, dit Macht. Posez vos questions… Je ne peux vous garantir une réponse. »

Je ne pus me contenir plus longtemps. « Mais de quoi s’agit-il, à la fin ? »

Virginie me regarda avec dédain, mais un dédain d’amoureuse, pas l’air froid et distant qu’elle avait eu dans le passé. « Je t’en prie, Paul. Tu ne peux pas savoir. Attends un peu. Que vous a-t-il dit, m’sieur Macht ?

— Que moi, Maximilien Macht, je vivrai ou mourrai avec une jeune fille aux cheveux bruns déjà fiancée à un autre. »

Avec un sourire narquois, il ajouta : « Mais je ne sais pas très bien ce que veut dire “fiancée”.

— Nous le trouverons, dit Virginie. Et quand vous a-t-il dit cela ?

— Qui “il” ? criai-je. Pour l’amour du Ciel, de quoi parlez-vous ? »

Macht me regarda et répondit à voix basse : « De l’Abba-dingo. »

Puis il se retourna vers la jeune fille et ajouta : « La semaine dernière. »

Virginie devint toute pâle. « Alors, il marche, il marche ! Paul, mon chéri, il ne m’a rien dit, mais il a dit à ma tante une chose que je n’oublierai jamais. »

Je pris son bras avec douceur mais sans faiblesse et je cherchai à croiser son regard. Elle détourna la tête. « Qu’a-t-il dit ? demandai-je.

— Paul et Virginie.

— C’est tout ? »

Je la reconnaissais à peine. Elle avait les lèvres tendues et pincées. Ce n’était pas de la colère mais quelque chose d’autre — de plus grave. Elle était dévorée d’inquiétude. Nul n’avait dû éprouver un tel sentiment depuis des milliers d’années. « Paul, je n’ai qu’un détail à ajouter. Comprends si tu peux. La machine a bien donné nos nouveaux noms à ma tante… mais cela s’est passé il y a douze ans. »

Macht se leva si brusquement que sa chaise tomba à la renverse et que le garçon se précipita.

« Voilà qui règle la question, dit-il. Nous devons y retourner tous ensemble.

— Où donc ? demandai-je.

— À l’Abba-dingo.

— Et pourquoi maintenant ? » m’écriai-je, tandis que Virginie s’exclamait en même temps : « Est-ce qu’il fonctionnera ?

— Il fonctionne toujours, dit Macht, si on l’aborde par le côté nord.

— Comment s’y rend-on ? demanda Virginie.

— Il n’existe qu’un seul chemin, dit Macht tristement. Le Boulevard Alpha Ralpha. »

Virginie se leva. Je l’imitai.

Puis je me souvins. Le Boulevard Alpha Ralpha. Une route aérienne, suspendue entre terre et ciel, à peine plus visible qu’une volute de fumée. Il avait été une voie triomphale par où descendaient les conquérants et montaient les tributs. Maintenant il était en ruine, perdu dans les nuages, fermé à l’humanité depuis cent siècles. « Je le connais, dis-je. Il est impraticable. »

Macht ne répondit pas, mais me regarda comme si j’étais un étranger…

Virginie, toute pâle mais très calme, dit : « Viens.

— Mais pourquoi ? Pourquoi ?

— Grand sot ! Si nous n’avons pas un Dieu, nous avons du moins une machine. Il reste dans le monde ou hors du monde une seule chose que L’Instrumentalité ne comprenne pas et c’est elle. Peut-être qu’elle prédit l’avenir. Peut-être est-ce une anti-machine. En tout cas, il est certain qu’elle nous vient d’une autre époque. Ne comprends-tu donc pas, chéri ? Si elle dit que nous sommes nous, c’est que nous sommes nous.

— Et dans le cas contraire ?

— Alors, nous n’existons pas », répondit-elle, le visage assombri par le chagrin

« Que veux-tu dire ?

— Si nous ne sommes pas nous-mêmes, dit-elle, c’est que nous ne sommes que des jouets, des poupées, des marionnettes programmées par les Seigneurs. Tu n’es pas toi, et je ne suis pas moi. Mais si l’Abba-dingo… qui connaissait les noms de Paul et Virginie douze ans avant que nous ne les portions… si l’Abba-dingo dit que nous sommes nous, je me moque que ce soit une machine à prédire l’avenir, un dieu ou un diable, je m’en moque, mais je veux savoir la vérité. »

Qu’aurais-je pu répondre ? Macht montra le chemin, elle le suivit et je fermai la marche. Il laissa derrière lui le soleil du Chat qui Dort ; au moment où nous partions, une petite pluie se mit à tomber. Le serveur, ressemblant passagèrement à la machine qu’il était, regardait droit devant lui. Nous franchîmes l’entrée des souterrains et descendîmes vers la voie express.

 

Nous la quittâmes dans un quartier de belles demeures, toutes en ruines. Des arbres avaient poussé dans les maisons. Un foisonnement de fleurs sauvages embrasait les pelouses, les seuils et les pièces désormais à ciel ouvert. Qui aurait voulu habiter une demeure construite à l’air libre, alors que la population de la Terre avait diminué au point que les cités étaient maintenant presque désertes et très commodes ?

Je crus apercevoir une famille d’homoncules avec ses petits, tous occupés à nous regarder tandis que nous avancions lentement sur la route couverte de gravillons. Ce n’était peut-être qu’une illusion.

Macht gardait le silence.

Virginie et moi, nous marchions côte à côte en nous tenant par la main. J’aurais pu être heureux de cette bizarre excursion, mais sa main se crispait sur la mienne. De temps en temps, elle se mordillait la lèvre. Je savais que c’était important pour elle — que c’était un pèlerinage. (Un pèlerinage était un ancien voyage à pied vers quelque lieu chargé de puissance et très bénéfique pour le corps et l’âme.) Je n’étais pas fâché de les accompagner. En fait, rien n’aurait pu m’empêcher de les suivre, dès le moment où ils avaient décidé de quitter le café. Mais je n’étais pas obligé de prendre la chose au sérieux. Qu’en était-il au juste ?

Quelles étaient les intentions de Macht ?

Qui était Macht ? Quelles pensées son esprit avait-il assimilées en ces deux courtes semaines ? Comment nous avait-il précédés dans un monde nouveau, riche de dangers et d’aventures? Il ne m’inspirait pas confiance. Pour la première fois de ma vie, je me sentais seul. Toujours, toujours jusqu’à présent, je n’avais eu qu’à penser à l’Instrumentalité, et instantanément quelque protecteur armé jusqu’aux dents surgissait dans mon esprit. La télépathie protégeait de tous les dangers, guérissait toutes les blessures, nous assistait pour avancer vers le terme des cent quarante-six mille quatre-vingt-dix-sept jours alloués à chacun à sa naissance. Maintenant, tout était différent. Je ne connaissais pas cet homme, et pourtant c’était sur lui que je me reposais, et non sur les pouvoirs qui nous avaient jusque-là protégés et gardés.

Nous quittâmes la route défoncée pour un immense boulevard, au revêtement si parfait et si lisse que rien n’y poussait, sauf aux endroits où le vent avait déposé un peu de terre.

Macht s’arrêta.

« C’est ici, dit-il. Voilà le Boulevard Alpha Ralpha. »

En silence, nous considérâmes la chaussée des empires oubliés.

Sur notre gauche, le boulevard tournait doucement et disparaissait à la vue. Il conduisait très loin au nord de la cité où j’avais grandi. Je savais qu’il existait une autre cité vers le nord, mais j’en avais oublié le nom. Pourquoi l’aurais-je retenu ? Je savais qu’elle était exactement semblable à la mienne.

Mais sur la droite…

Sur la droite, le boulevard s’élevait en pente raide et disparaissait dans les nuages. Juste à la frange des nuages, il semblait qu’un désastre s’était produit. Je ne voyais pas nettement, mais le boulevard paraissait avoir été sectionné par des forces inimaginables. Quelque part au-delà des nuées se dressait l’Abba-dingo, le lieu où toute question recevait une réponse…

Du moins le croyaient-ils.

Virginie se serra contre moi.

« Rentrons, dis-je. Nous sommes des citadins. Nous ne savons rien sur les ruines.

— Vous le pouvez si vous voulez, dit Macht. Je cherchais simplement à vous rendre service. »

Tous deux, nous regardâmes Virginie.

Elle me considéra de ses grands yeux bruns dont émanait une supplique plus vieille que l’homme ou la femme, plus vieille que la race humaine. Je savais ce qu’elle allait dire. Elle allait dire qu’il fallait qu’elle sache.

Macht écrasait distraitement quelques cailloux friables sous ses souliers.

Enfin, Virginie prit la parole : « Paul, je ne recherche pas le danger pour lui-même. Mais je pense sincèrement ce que je t’ai dit tout à l’heure. Existe-t-il une possibilité qu’on nous ait programmés à tomber amoureux l’un de l’autre ? Quelle vie pouvons-nous espérer si notre bonheur dépend des rouages d’une machine, ou d’une voix mécanique qui nous aura parlé dans notre sommeil, tandis que nous apprenions le français ? Il peut être amusant de revenir à l’époque de l’Ancien Passé. Je le crois. Je sais que tu m’offres un bonheur dont je n’avais même pas soupçonné l’existence jusqu’aujourd’hui. S’il s’agit bien de nous, nous possédons réellement un don merveilleux et nous devons le connaître. Mais si ce n’est pas le cas… »

Elle éclata en sanglots.

J’aurais voulu lui dire : « Si ce n’est pas le cas, l’illusion sera le reflet exact de la réalité. » Mais le visage sombre et inquiétant de Macht me regardait pardessus l’épaule de Virginie que j’avais attirée contre moi. Il n’y avait rien à dire.

Je la serrai sur mon cœur.

Sous le pied de Macht, un filet de sang coula que but rapidement la poussière.

« Macht, êtes-vous blessé ? » demandai-je.

Virginie se retourna.

Macht haussa les sourcils et dit avec indifférence : « Non. Pourquoi ?

— Le sang. À vos pieds. »

Il baissa les yeux. « Oh, ça, dit-il, ce n’est rien. Juste des œufs pondus par un anti-oiseau qui ne vole même pas.

— Arrêtez ! » hurlai-je télépathiquement, dans l’Ancienne Langue Commune, sans même chercher à me servir de mon français tout neuf.

Stupéfait, il recula d’un pas.

Issu de nulle part me parvint un message : merci bongrand merci bongrand rentrez chez vous s’il vous plaît merci bongrand rentrez chez vous méchant homme méchant homme… Quelque part, un animal ou un oiseau me mettait en garde contre Macht. Je le remerciai mentalement et ramenai mon attention sur Macht.

Nous nous dévisageâmes un moment. Était-ce cela, la culture ? Étions-nous des hommes maintenant ? La liberté comprenait-elle toujours la liberté de soupçonner, de craindre, de haïr ?

Il ne me plaisait pas du tout. Les noms de crimes oubliés surgirent dans mon esprit : assassinat, meurtre, rapt, folie, viol, vol…

Nous n’avions jamais connu ces choses, et pourtant leurs noms avaient un sens pour moi.

Il me parla d’une voix égale. Nous avions tous deux soigneusement fermé nos esprits à toute intrusion télépathique, de sorte que nous ne pouvions communiquer qu’en français.

« C’était votre désir, dit-il hypocritement, ou du moins celui de votre compagne…

— Le mensonge a-t-il déjà reparu dans le monde, au point que nous allons monter dans les nuages sans aucun motif ?

— Il y a un motif », dit Macht.

J’écartai doucement Virginie et fermai mon esprit avec tant de vigueur que cet effort anti-télépathique me fit l’effet d’une migraine.

« Macht… » J’entendis dans ma voix le grognement hargneux d’un animal. « … dites-moi pourquoi vous nous avez fait venir ici ou je vous tue. »

Il ne recula pas. Il me fit face, prêt à combattre. « Me tuer ? Vous voulez dire me rendre mort ? » Mais il n’y avait aucune conviction dans sa voix.

Nous ne savions nous battre ni l’un ni l’autre, mais il se prépara quand même à se défendre, et moi à attaquer.

Sous mon bouclier télépathique se glissa une pensée animale : hommebon homme bon prendsleparlecou pas dair aaah pas dair comme œuf cassé…

Je suivis le conseil sans me demander d’où il venait. Ce fut simple. J’avançai sur Macht, je refermai mes deux mains autour de son cou et serrai. Il essaya de se dégager. Puis il tenta de me donner des coups de pied. Mais je tins bon. Si j’avais été un Seigneur ou un Brave-Capitaine, j’aurais sans doute su me battre. Mais je ne savais pas, et lui non plus.

Cela se termina quand je sentis un poids mort tirer sur mes mains.

D’étonnement, je le lâchai.

Macht avait perdu connaissance. Était-il mort ?

Certainement pas, car il s’assit. Virginie courut à lui. Il se frictionna la gorge et dit d’une voix enrouée : « Vous n’auriez pas dû faire ça. »

Cela me donna du courage. « Expliquez-moi pourquoi vous nous avez fait venir ici ou je recommence », dis-je avec amertume.

Macht eut un faible sourire. Il reposa sa tête sur le bras de Virginie. « C’est la peur, dit-il. La peur.

— La peur ? »

Je connaissais le mot « peur » mais je ne savais pas ce qu’il voulait dire. S’agissait-il d’une sorte d’inquiétude, d’un instinct animal du danger ?

J’avais pensé sans fermer mon esprit. Il me répondit mentalement : Oui.

« Mais pourquoi aimez-vous la peur ? » demandai-je.

C’est une émotion délicieuse, transmit-il. Elle me rend malade, exalté et vivant. C’est comme un remède puissant, presque aussi bon que le stroon. Je suis déjà monté là-haut. Tout en haut, j’ai éprouvé une grande peur. C’était merveilleux, et mauvais et bon à la fois. J’ai vécu mille ans en une heure. J’aurais voulu continuer, mais j’ai pensé que ce serait encore meilleur en compagnie d’autres personnes.

« Maintenant, je vais vous tuer, dis-je en français. Vous êtes très… très… » Je dus chercher le mot. « Vous êtes très méchant.

— Non, dit Virginie. Laisse-le parler »

Renonçant aux paroles, il me transmit télépathiquement : Voilà ce que les Seigneurs de l’Instrumentalité ne nous ont jamais accordé. La peur. La réalité. Nous naissions dans la stupeur et mourions dans un rêve. Même les sous-êtres vivaient plus que nous. Les machines ne ressentent pas la peur. Voilà ce que nous étions. Des machines qui se prenaient pour des hommes. Et maintenant, nous sommes libres.

Il vit dans mon esprit une colère furieuse qui montait et changea de sujet. Je ne vous ai pas menti. C’est le chemin qui conduit à l’Abba-dingo. J’y suis allé. Il fonctionne. Du côté nord, il fonctionne toujours.

« Il fonctionne ! s’écria Virginie. Tu vois bien qu’il l’affirme. Il fonctionne ! Il dit la vérité. Oh, Paul, allons-y nous aussi !

— C’est entendu, dis-je. Nous irons. »

J’aidai Macht à se relever. Il avait l’air embarrassé, en homme qui vient de révéler quelque chose dont il a honte.

Nous nous mîmes en route sur le boulevard au revêtement indestructible qui était souple et agréable sous les pieds.

Tout au fond de mon esprit le petit oiseau ou animal invisible continuait à pépier mentalement : hommebon hommebon rendslemort prendsdeleau prendsdeleau…

Sans y prêter attention, je continuai à marcher, et Virginie était entre nous deux. Je n’y faisais pas attention.

Je le regrette.

 

Nous marchâmes longtemps.

C’était tout nouveau pour nous. Il y avait quelque chose d’exaltant à savoir que personne ne nous gardait, que l’air autour de nous était libre et circulait sans le secours des machines. Nous vîmes beaucoup d’oiseaux, et quand je sondai leurs esprits, je les trouvai étonnés et opaques ; c’étaient des oiseaux naturels, tels que je n’en avais jamais vu. Virginie me demandait leurs noms, et je lui répondais impudemment par tous les noms d’oiseaux que j’avais appris en français, sans savoir s’ils étaient ou non historiquement exacts.

Maximilien Macht avait retrouvé sa bonne humeur, et il chanta même, un peu faux, une chanson où il disait qu’il prendrait la route haute et nous la route basse et qu’il arriverait en Écosse avant nous. Cela n’avait pas de sens, mais la mélodie était agréable. Chaque fois qu’il nous devançait, je composais des variations sur Macouba dont je fredonnais les paroles dans la charmante oreille de Virginie :

 

Celle que je ne cherchais pas, je me pique

De l’avoir croisée au hasard des rues.

Si elle parlait français ? Moi, je l’ai cru.

C’était le créole de la Martinique.

 

Nous jouissions de notre aventure et de notre liberté, quand nous commençâmes à ressentir les premiers aiguillons de la faim. C’est alors que nos ennuis commencèrent.

Virginie s’approcha d’un lampadaire, le tapota de la main et dit : « Nourris-moi. » Il aurait dû, soit s’ouvrir pour nous servir à dîner, soit nous dire où se trouvait le poste de ravitaillement le plus proche. Il ne fit ni l’un ni l’autre. Il ne fit rien. Il devait être détraqué.

Sur quoi, nous nous fîmes un jeu de tapoter tous les lampadaires rencontrés sur la route.

Le Boulevard Alpha Ralpha s’élevait maintenant à près d’un kilomètre au-dessus de la campagne environnante. Les oiseaux sauvages virevoltaient au-dessous de nous. Il y avait moins de poussière sur la chaussée, moins de touffes d’herbes folles. L’immense route que ne soutenait aucun pylône s’incurvait dans les nuages comme un gigantesque ruban.

Nous nous fatiguâmes de tapoter les lampadaires qui ne dispensaient ni eau ni nourriture.

Virginie devint un peu nerveuse. « Cela ne servirait à rien de revenir maintenant sur nos pas. La nourriture se trouve encore plus loin dans l’autre direction. Je regrette que tu n’aies rien emporté. »

Comment aurais-je pensé à emporter de la nourriture ? Qui avait jamais emporté de la nourriture ? Pourquoi en emporter, alors qu’on en trouve partout ? Ma bien-aimée n’était pas raisonnable, mais c’était ma bien-aimée, et ses légères imperfections me la faisaient aimer davantage.

Macht continuait à tapoter les lampadaires, en partie pour se tenir à l’écart de notre petite querelle, et il obtint un résultat inattendu.

Un instant, je le vis se pencher pour administrer une tape chaleureuse mais mesurée sur le fût d’un grand lampadaire — et l’instant d’après, il jappa comme un chien, entraîné vers le haut à grande vitesse. Je l’entendis crier quelque chose, mais je ne compris pas ses paroles et, très vite, il disparut dans les nuages.

Virginie me regarda. « Veux-tu rentrer ? Macht n’est plus là. Nous pourrions dire que nous sommes fatigués.

— Parles-tu sérieusement ?

— Bien sûr, mon chéri. »

Je m’esclaffai, quelque peu irrité. Elle avait insisté pour que nous venions, et voilà qu’elle était prête à retourner sur ses pas juste pour me faire plaisir.

« Non, dis-je. Le but ne doit plus être bien loin maintenant. Continuons.

— Paul… » Elle se tenait tout près de moi. Ses grands yeux bruns plongeaient tout au fond des miens comme pour sonder mon esprit. Je lui dis mentalement : Tu préfères parler de cette façon ?

« Non, répondit-elle en français. Je veux dire les choses une par une. Paul, je ne désire pas aller voir l’Abba-dingo. Mais il faut que j’y aille. C’est la plus grande exigence de ma vie. Et en même temps, je n’ai pas envie d’y aller. Il se passe là-haut quelque chose d’inquiétant. J’aimerais mieux t’avoir pour de mauvaises raisons que de ne pas t’avoir du tout. Il pourrait arriver quelque chose. »

Nerveux, je demandai : « Commences-tu à éprouver cette “peur” dont Macht parlait ?

— Non, Paul, pas du tout. Ce que je ressens n’est pas exaltant. On dirait un rouage brisé dans une machine…

— Écoute ! » l’interrompis-je.

Loin devant, dans les nuages, retentit une sorte de long gémissement animal. On y distinguait des paroles. Ce devait être Macht. Je crus entendre : « Prenez garde. » Lorsque je le cherchai par la pensée, l’horizon se mit à tourner et j’en eus le vertige.

« Continuons, ma chérie, dis-je.

— Oui, Paul », dit-elle, avec un mélange de joie, de résignation et de désespoir…

Avant de repartir, je la regardai avec attention. C’était ma bien-aimée. Le ciel avait viré au jaune et les lampadaires ne s’étaient pas encore allumés. Sur le cuivre éclatant du ciel, ses boucles brunes se coloraient d’or, ses yeux bruns se confondaient avec le noir de ses iris, et son jeune visage prédestiné semblait plus chargé de signification qu’aucun autre visage que j’aie vu jusqu’à ce jour.

« Tu es mienne, dis-je.

— Oui, Paul », répondit-elle. Puis, avec un sourire lumineux, elle ajouta : « Et tu me le dis de toi-même. C’est doublement agréable. »

Un oiseau perché sur le garde-fou nous décocha un regard incisif, puis tourna la tête vers la gauche. Peut-être n’approuvait-il pas les sottises humaines, car il plongea dans l’air obscur. Je le vis se redresser, loin au-dessous de nous, et planer paresseusement sur ses ailes déployées.

« Nous ne sommes pas aussi libres que les oiseaux, ma chérie, dis-je à Virginie, mais nous le sommes davantage que les hommes ne l’ont été depuis cent siècles. »

Pour toute réponse, elle sourit en me serrant le bras.

« Et maintenant, repris-je, nous allons imiter Macht. Entoure-moi de tes bras et tiens-toi fermement. Je vais frapper ce lampadaire. S’il ne nous donne pas à dîner, peut-être nous transportera-t-il. »

Je la sentis m’embrasser étroitement, puis je frappai le lampadaire.

Lequel ? Un instant plus tard, les lampadaires défilaient sous nos yeux à une rapidité vertigineuse. Le sol semblait ferme sous nos pieds, mais nous avancions à grande vitesse. Même dans le sous-sol de service, je n’avais jamais vu de chaussée roulante aussi rapide. La robe de Virginie ballonnait en claquant dans le vent. Nous entrions dans les nuages et nous en ressortions instantanément.

Un monde nouveau nous entourait. Sous nos pieds et au-dessus de nos têtes, des nuages, à travers lesquels on voyait par places le bleu du ciel. Nous n’étions pas déséquilibrés. Les anciens ingénieurs avaient très intelligemment conçu cette voie. Nous montions, nous montions toujours, sans ressentir de vertige.

D’autres nuages.

Puis certaines choses arrivèrent, si vite qu’il faut plus de temps pour les raconter que pour les vivre.

Une masse sombre surgit devant moi et se précipita à ma rencontre. Je ressentis un coup violent dans la poitrine. Bien plus tard, je réalisai que c’était le bras de Macht cherchant à m’agripper avant que nous franchissions le précipice. Puis nous entrâmes dans un autre nuage. Avant même que j’aie pu parler à Virginie, un second coup me frappa. J’en éprouvai une douleur terrible. Je n’avais jamais rien ressenti de semblable de toute ma vie. Pour une raison que je ne comprenais pas, Virginie était tombée sur moi, plus loin que moi. Elle tirait sur mes mains.

J’aurais voulu lui dire d’arrêter, parce que cela me faisait mal, mais j’avais le souffle coupé. Plutôt que de discuter, je m’efforçai de la rejoindre. Et je réalisai alors qu’il n’y avait rien sous mes pieds — ni pont, ni jetée, rien.

J’étais sur le bord du boulevard, sur le bord brisé de la partie haute. Je n’avais rien sous moi, sinon quelques câbles tordus, et, très loin au-dessous, un ruban minuscule qui devait être une rivière ou une route.

Nous avions franchi l’abîme en aveugles, et j’étais arrivé juste assez loin pour heurter de la poitrine le bord supérieur de la brèche.

La douleur n’avait pas d’importance.

Dans un instant, un docteur-robot viendrait me soigner.

Un seul regard jeté sur le visage de Virginie me rappela qu’il n’y avait pas ici de docteur-robot, pas de monde, pas d’Instrumentalité, rien, si ce n’est le vent et la douleur. Elle pleurait. Il me fallut un moment pour comprendre ce qu’elle disait.

« J’ai réussi, j’ai réussi. Mon chéri, es-tu mort ? »

Nous ne savions ni l’un ni l’autre ce que signifiait le mot “mort”, parce que les gens s’en allaient toujours au moment qui leur avait été assigné, mais nous savions que cela impliquait la cessation de la vie. J’essayai de lui dire que j’étais vivant, mais elle s’affairait autour de moi, me traînant toujours plus loin du bord de la brèche.

Je poussai sur mes mains et m’assis.

Elle s’agenouilla près de moi et me couvrit le visage de baisers.

Enfin, je retrouvai la parole. « Où est Macht ? »

Elle regarda derrière elle. « Je ne le vois pas. »

J’essayai de regarder moi aussi, mais, plutôt que de me laisser faire des efforts aussi pénibles, elle dit : « Ne bouge pas. Je vais voir. »

Bravement, elle s’avança tout au bord du boulevard sectionné. Elle regarda vers l’autre côté de la brèche, scrutant les nuages qui défilaient rapidement, comme une fumée aspirée par un ventilateur. Puis elle s’écria :

« Je l’aperçois. Qu’il est drôle ! On dirait un de ces insectes que l’on voit au musée. Il rampe sur les câbles. »

Je la rejoignis à quatre pattes et regardai aussi. Et je le vis, comme un point minuscule avançant le long d’un fil, entouré d’oiseaux virevoltants. Cela semblait très dangereux. Peut-être éprouvait-il toute la peur qu’il lui fallait pour être heureux. Je n’avais pas besoin de cette peur, quelle qu’elle soit. J’avais besoin d’eau, de nourriture, et d’un docteur-robot.

Mais rien de tout cela n’était disponible en ce lieu.

Je m’efforçai de me lever. Virginie voulut m’aider, mais j’étais debout avant que sa main ait effleuré mon bras.

« Continuons, dis-je.

— Où?

— Jusqu’à l’Abba-dingo. Nous trouverons peut-être là-haut des machines secourables. Ici, il n’y a rien que le vent et le froid, et les lampadaires ne sont pas encore allumés. »

Elle fronça les sourcils. « Et Macht… ?

— Il lui faudra des heures pour arriver ici. Nous reviendrons. »

Elle obéit.

Nous regagnâmes le côté gauche du boulevard. Je lui dis de m’entourer la taille de ses bras tandis que je frapperais les lampadaires, un par un. Il devait bien exister un mécanisme de réactivation pour les utilisateurs de la route.

Le succès me sourit à la quatrième tentative.

Une fois de plus, le vent s’engouffra dans nos vêtements tandis que nous filions rapidement vers le haut du Boulevard Alpha Ralpha.

À un moment, la route tourna brusquement vers la gauche, et nous faillîmes tomber. Je retrouvai mon équilibre pour le reperdre aussitôt lorsque la route tourna vers la droite.

Puis nous nous arrêtâmes.

C’était cela, l’Abba-dingo.

Une plate-forme jonchée d’objets blancs — protubérances, bâtons, boules imparfaites de la grosseur de ma tête.

Debout à mon côté, Virginie gardait le silence.

De la grosseur de ma tête ?

Du pied, j’écartai une de ces boules, et je sus, avec certitude, ce que c’était. C’étaient des gens. Un organe interne. Je n’avais encore jamais vu de telles choses. Et cela, par terre, devait autrefois avoir été une main. Il y en avait des centaines.

« Viens, Virginie », dis-je, m’obligeant à parler d’une voix égale et à dissimuler mes pensées.

Elle me suivit sans un mot. Les objets répandus sur le sol l’intriguaient, mais elle ne semblait pas les reconnaître.

Pour ma part, je regardais le mur.

Enfin, je les trouvai — les petites portes de l’Abba-dingo.

Sur l’une d’elle se lisait le mot METEOROLOGICAL. Ce n’était pas la Vieille Langue Commune, ce n’était pas du français, mais c’en était si proche que je compris tout de suite qu’il s’agissait des mouvements de l’air. J’appliquai la main contre le battant de la porte. Le panneau devint translucide et une ancienne écriture y apparut. Il y avait des nombres qui ne signifiaient rien, des mots qui ne signifiaient rien, et enfin :

Typhoon coming[1].

Mon français ne m’avait pas appris ce que c’était qu’un « coming », mais « typhoon » signifiait manifestement « typhon », violente perturbation atmosphérique. Cela n’avait rien à voir avec nous.

« Nous ne sommes pas plus avancés, dis-je.

— Que signifient ces mots ? demanda-t-elle.

— Que l’atmosphère va être perturbée.

— Oh ! dit-elle. Cela n’a aucune importance pour nous, n’est-ce pas ?

— Bien sûr que non. »

J’essayai le panneau suivant, qui portait le mot FOOD[2]. Lorsque ma main toucha la petite porte, on entendit à l’intérieur des craquements rouillés, comme si la tour tout entière éructait. La porte s’entrouvrit, et une puanteur épouvantable en sortit. Puis elle se referma.

La troisième porte portait le mot HELP[3]. Mais quand je la touchai, rien ne se passa. Peut-être était-ce un ancien appareil à collecter les impôts ? Elle ne réagit pas à mon contact. La quatrième porte était plus grande et légèrement entrouverte à la base. En haut était écrit son nom : PREDICTIONS. Celui-là était assez facile pour quelqu’un qui connaissait l’ancien français. Mais l’inscription du bas était plus énigmatique: PUT PAPER HERE[4], disait-elle. Je n’arrivai pas à deviner ce que cela signifiait.

J’essayai la télépathie. Sans succès. Le vent sifflait à nos oreilles. Des bâtons et des boules de calcium roulèrent sur le sol. De nouveau, je m’efforçai de réactiver l’empreinte de pensées depuis longtemps disparues. Un hurlement retentit dans ma tête, un cri perçant qui n’avait rien d’humain. Ce fut tout.

Peut-être en fus-je bouleversé. Je ne ressentais pas la « peur », mais j’étais inquiet pour Virginie.

Les yeux baissés, elle contemplait le sol.

« Paul, dit-elle, n’est-ce pas un manteau d’homme sur le sol, près de ces objets bizarres ? »

Un jour, j’avais vu au musée une ancienne radiographie, et je savais que le vêtement entourait ce qui constituait la charpente intérieure d’un homme. Il n’était pas surmonté d’une boule, de sorte que j’étais certain qu’il était bien mort. Comment des choses pareilles avaient-elles pu arriver dans le passé ? Pourquoi l’Instrumentalité les avait-elle permises ? Mais l’Instrumentalité avait toujours interdit l’accès à ce côté de la tour. Les contrevenants avaient sans doute trouvé ici un châtiment que je n’imaginais pas.

« Regarde, Paul, je peux introduire ma main », dit Virginie.

Avant que j’aie pu l’arrêter, elle la passait dans la fente surmontée de l’inscription : put paper here.

Elle poussa un cri.

Sa main était retenue prisonnière.

J’essayai de tirer son bras, mais il ne bougea pas. Elle haleta de douleur. Soudain, sa main se trouva libérée.

Gravés en lettres de sang dans sa chair, des mots se détachaient lisiblement. Je déchirai ma cape et épongeai sa blessure.

Tandis qu’elle sanglotait près de moi, je découvris sa paume. Et elle vit les mots inscrits dans sa chair.

L’inscription déclarait, en français : Vous aimerez Paul toute votre vie.

Virginie me laissa panser sa main, puis leva vers moi son visage pour que je l’embrasse.

« Cela valait bien le voyage, dit-elle. Nous pouvons redescendre. Maintenant, je sais. »

Je l’embrassai encore et dis d’une voix rassurante : « Oui, maintenant, tu sais.

— Bien sûr. » Elle sourit à travers ses larmes. « L’Instrumentalité n’a pas pu programmer cela. Quelle astucieuse vieille machine. Est-ce un dieu ou un diable, Paul ? »

Je n’avais pas encore étudié ces mots à l’époque, et je me contentai de lui tapoter la main pour toute réponse. Nous nous retournâmes pour partir.

Au dernier moment, je m’avisai que je n’avais pas consulté les PREDICTIONS.

« Un instant, ma chérie. Laisse-moi déchirer un petit morceau de ton pansement. »

Elle attendit patiemment. J’en prélevai un morceau de la taille de ma main, puis je ramassai sur le sol un fragment d’ex-personne. C’était peut-être l’extrémité d’un bras. Je me retournai pour aller introduire le tissu dans la fente, mais je vis alors un énorme oiseau devant la porte.

Je le poussai du plat de la main et il émit une sorte de croassement. Il semblait même me menacer de ses cris et de son bec. Je ne parvins pas à le déloger.

J’eus recours à la télépathie. Je suis un homme véritable. Va-t’en !

Le faible esprit de l’oiseau me transmit confusément : non-non-non-non-non !

Sur quoi, je le frappai du poing, si fort qu’il s’écroula sur le sol. Il se releva au milieu des objets blancs, puis, déployant ses ailes, il se laissa emporter par le vent.

J’introduisis le morceau d’étoffe dans la fente, comptai mentalement jusqu’à vingt, puis le ressortis.

L’inscription était nette et claire, mais elle ne signifiait rien : Vous aimerez Virginie pendant encore vingt et une minutes.

Sa voix joyeuse, rassurée par la prédiction mais encore tremblante de la douleur causée par sa blessure, me parvint comme de très loin.

« Qu’est-ce qu’il te prédit, mon chéri ? »

À dessein, je laissai le vent emporter le morceau d’étoffe qui voleta comme un oiseau. Virginie le vit s’envoler.

« Oh », s’écria-t-elle, déçue, « nous l’avons perdu ! Qu’est-ce qu’il te prédisait ?

— La même chose qu’à toi.

— Mais quels étaient les mots exacts, Paul ? »

Avec amour, tristesse, et peut-être un peu de « peur », je lui murmurai tendrement : « Il y avait écrit : “Paul aimera toujours Virginie.” »

Elle eut un sourire radieux. Sa silhouette pleine et robuste résistait fermement au vent. Elle était redevenue la jolie Menerima potelée que j’avais remarquée dans notre rue quand nous étions enfants. Mais elle était plus que cela. Elle était mon nouvel amour dans une vie nouvelle. Elle était ma petite demoiselle de la Martinique. Le message était stupide. Le guichet marqué FOOD nous avait bien prouvé que la machine était cassée.

« Il n’y a ici ni eau ni nourriture », dis-je.

En fait, il y avait bien une flaque d’eau près du garde-fou, mais elle était passée sur tous les éléments humains jonchant le sol, et je n’avais pas le cœur de la boire.

Virginie était si heureuse qu’en dépit de sa main blessée, du manque d’eau et de nourriture, elle marchait d’un pas vif et joyeux.

Je me dis à part moi : vingt et une minutes. Six heures ont passé. Si nous restons ici, nous devrons affronter des dangers inconnus.

Nous descendîmes le Boulevard Alpha Ralpha d’un pas assuré. Nous avions vu l’Abba-dingo et nous étions toujours « vivants ». Je ne pensais pas que j’étais « mort », mais ces mots étaient restés si longtemps dépourvus de sens qu’il était difficile de leur en donner un maintenant.

La descente était si raide que nous caracolions comme des chevaux. Le vent nous soufflait au visage avec une force incroyable. Car il s’agissait bien de vent, mais je ne regardai le sens du mot « vent » qu’après la fin de cette aventure.

Nous ne vîmes jamais la tour tout entière — seulement la partie du mur devant laquelle l’ancienne chaussée roulante nous avait déposés. Le reste de l’édifice était caché par les nuages qui défilaient autour de lui comme des chiffons déchirés par ses murs.

Le ciel était rouge d’un côté et jaune sale de l’autre.

De grosses gouttes d’eau commencèrent à tomber.

« Les machines atmosphériques sont cassées », criai-je à Virginie.

Elle me répondit, mais le vent emporta ses paroles. Je répétai ce que je venais de dire et elle acquiesça de la tête, joyeuse et chaleureuse, bien que le vent lui souffle maintenant ses cheveux dans le visage et que l’eau qui tombait d’en haut tache sa robe couleur flamme. Cela n’avait pas d’importance. Elle se cramponnait à mon bras. Son visage heureux me souriait tandis que nous descendions, nous arc-boutant contre la pente. Ses yeux bruns étaient pleins de confiance et de vie. Elle me vit la regarder et me baisa le bras sans ralentir le pas. Elle était ma bien-aimée à jamais, et elle le savait.

L’eau-d’en-haut, dont j’appris plus tard qu’on la nommait « pluie », tombait de plus en plus abondante. Soudain, il s’y mêla des oiseaux. Un grand oiseau, battant vigoureusement des ailes contre le vent, parvint à rester immobile devant moi, bien que sa vitesse de vol soit de plusieurs lieues à l’heure. Il me croassa au visage puis le vent l’emporta. À peine avait-il disparu qu’un autre oiseau vint me frapper de plein fouet. Je baissai les yeux pour le voir, mais lui aussi fut emporté par la tempête. Je n’entendis qu’un faible écho télépathique issu de son esprit fruste : non-non-non-non !

Et maintenant ? pensai-je. Le conseil d’un oiseau ne pouvait pas me servir à grand-chose.

Virginie m’empoigna le bras et s’arrêta.

Je l’imitai.

Le bord sectionné du Boulevard Alpha Ralpha béait juste devant nous. De vilains nuages jaunâtres flottaient dans la brèche comme des poissons vénéneux se hâtant vers un but inconnu.

Virginie hurla.

Je n’arrivais pas à l’entendre, alors je me penchai vers elle, de sorte que sa bouche touchait presque mon oreille.

« Où est Macht ? » cria-t-elle.

Prudemment, je l’emmenai du côté gauche de la route où le garde-fou nous assurait une certaine protection contre le vent et contre l’eau qu’il charriait. Mais notre vision était maintenant très limitée. Je la fis s’agenouiller, puis je m’agenouillai près d’elle. L’eau qui tombait nous fouettait le dos. Autour de nous, la lumière avait viré au jaune sombre.

Nous pouvions encore voir, mais très peu.

J’aurais voulu rester à l’abri du garde-fou, mais Virginie me poussa du coude. Elle voulait que nous tentions quelque chose pour sauver Macht. Quoi ? cela me dépassait. S’il avait trouvé un abri, il était en sécurité, mais s’il était toujours accroché à ces câbles, la violence du vent l’en arracherait bientôt et il ne serait plus. Il serait « mort », et ses parties internes blanchiraient quelque part sur le sol.

Virginie insista.

Nous rampâmes jusqu’au bord de l’abîme.

Un oiseau passa, rapide comme une balle, me visant au visage. J’eus un mouvement de recul. Une aile me frôla. Elle me brûla la joue comme du feu. Je ne savais pas que les plumes étaient si dures. Les oiseaux devaient tous avoir des mécanismes mentaux endommagés, pour attaquer ainsi les voyageurs sur le Boulevard Alpha Ralpha. Ce n’est pas ainsi qu’on se comporte envers des humains véritables.

Enfin, nous arrivâmes au bord de la brèche, en rampant sur le ventre. J’essayai d’enfoncer les ongles de ma main gauche dans le matériau du garde-fou, mais il était lisse comme la pierre et n’offrait guère de prise en dehors d’une moulure ornementale. De mon bras droit, je tenais Virginie par la taille. Je souffrais beaucoup d’avancer ainsi, car mon corps était toujours douloureux du coup reçu à la montée contre le bord sectionné de la chaussée. Comme j’hésitais, Virginie se porta en avant.

Nous ne vîmes rien.

Les ténèbres nous enveloppaient.

L’eau et le vent nous martelaient comme des poings.

Sa robe était tendue comme si un chien y avait planté ses crocs et la tirait en arrière. J’aurais voulu la ramener à l’abri du garde-fou où nous aurions pu attendre la fin de la tempête.

Brusquement, tout s’éclaira autour de nous. Il s’agissait de l’électricité sauvage que les Anciens nommaient éclairs. Plus tard, j’appris qu’on en voit fréquemment dans les régions hors de portée des machines atmosphériques.

La lumière nous révéla un visage livide qui nous fixait. Il était accroché aux câbles au-dessous de nous. Sa bouche était ouverte : il devait donc avoir crié. Je ne saurai jamais si son visage exprimait la « peur » ou au contraire un grand bonheur. Il exprimait en tout cas une excitation extrême. La vive lumière s’éteignit, et je crus entendre le faible écho d’un appel. Je sondai télépathiquement son esprit, mais il resta muet. Je n’entendis que le cri lointain et obstiné d’un oiseau qui me criait télépathiquement : non-non-non-non !

Virginie se raidit dans mes bras. Elle se débattit. Je lui hurlai quelque chose en français. Elle ne pouvait pas m’entendre.

Puis je lançai un appel télépathique.

Il y avait avec nous quelqu’un d’autre.

Enfin, la pensée de Virginie, toute révulsée, fulgura dans ma tête. La fille-chat. Elle va me toucher !

Elle se débattit encore. Soudain, mon bras droit se retrouva vide. Dans l’ombre, j’aperçus l’éclair doré d’une robe qui tombait dans le néant. Je projetai mon esprit vers elle et captai son appel :

« Paul, Paul, je t’aime. Paul… au secours ! »

Puis ses pensées s’estompèrent à mesure que son corps tombait dans l’abîme.

Le quelqu’un d’autre, c’était C’mell, dont nous avions fait la connaissance dans le souterrain.

Je suis venue vous chercher tous les deux, me transmit-elle par la pensée. Non que les oiseaux se soucient d’elle.

Qu’est-ce que les oiseaux ont à voir là-dedans ?

Vous les avez sauvés. Vous avez sauvé leurs petits; quand l’homme aux cheveux rouges les tuait tous. Nous étions tous inquiets de ce que nous feraient les humains véritables quand ils seraient libres. Maintenant, nous le savons. Certains d’entre vous sont mauvais et tuent toutes les autres formes de vie. D’autres sont bons et protègent la vie.

Je me dis à part moi : est-ce là tout ce que signifient les mots de « bon » et de « mauvais » ?

Peut-être aurais-je dû rester sur mes gardes. Les humains véritables n’avaient pas à apprendre l’art de se battre, mais les sous-êtres y étaient passés maîtres, Ils naissaient au milieu des combats et servaient au milieu des conflits. C’mell, toute fille-chat qu’elle était, m’assomma d’un direct à la pointe du menton. Elle ne possédait pas d’anesthésiant, et, chat ou non elle ne pouvait me transporter sur les câbles dans le « typhoon » que si j’étais sans connaissance et parfaitement détendu.

 

Je me réveillai dans ma propre chambre. Je me sentais très bien. Le docteur-robot se tenait à mon chevet. Il dit :

« Vous avez subi un choc. J’ai déjà contacté un Sous-commissaire de l’Instrumentalité, et j’ai obtenu l’autorisation d’effacer de votre souvenir toute la dernière journée, si vous le désirez. »

Il arborait une expression agréable.

Où était le vent tumultueux ? L’air qui tombait autour de nous comme des pierres ? L’eau qui nous martelait parce que les machines atmosphériques ne la contrôlaient pas ? Où étaient la robe dorée de Virginie et le visage avide de peur de Maximilien Macht ?

Je remuai toutes ces pensées dans ma tête, mais le docteur-robot, faute de télépathie, ne put les capter. Je le fusillai du regard.

« Où est mon véritable amour ? » m’écriai-je.

Les robots ne peuvent pas ricaner, mais celui-ci s’y efforça quand même. « La fille-chat toute nue aux cheveux flamboyants ? Elle est partie chercher des vêtements. »

Je le considérai, médusé.

Son petit cerveau balbutiant de machine mijotait ses petites pensées mesquines. « Je dois avouer, monsieur, que vous autres, “hommes libres”, vous changez vraiment très vite. »

Qui se soucie de discuter avec une machine ? Cela ne valait même pas la peine de lui répondre.

Pourtant, cette autre machine ? Vingt et une minutes. Comment expliquer sa réponse ? Comment pouvait-elle savoir? Je n’avais pas envie non plus de discuter avec cette autre machine. Ce devait être une machine très puissante avant qu’on la mette au rebut — peut-être une machine qui avait servi au cours des Anciennes Guerres. Je n’avais pas l’intention d’approfondir la question. Certains pourraient la nommer dieu. Moi, je ne lui donnais pas de nom. Je n’ai pas besoin d’éprouver de la « peur » et je n’ai pas l’intention de retourner sur le Boulevard Alpha Ralpha.

Mais, ô mon cœur — comment pourras-tu jamais retourner au café ?

C’mell entra et le docteur-robot quitta ma chambre.

 

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